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Encyclopédie du Cognac – 2018
« Le profond anachronisme de notre maison est notre force »
GUILHEM GROSPERRIN, ENTRETIEN AVEC MICHEL GUILLARD
Guilhem Grosperrin a 24 ans quand, en 2003, il prend la direction de la petite entreprise fondée par son père Jean une dizaine d’années plus tôt. Aujourd’hui, ses cognacs sont recherchés par les amateurs et les professionnels du monde entier. Rencontre avec un des rares négociants-éleveurs de la région.
Un jour, votre père prend la décision d’aller à Cognac et de s’y installer. Pour quelle raison ?
Mon père a grandi dans un orphelinat parisien avant d’être accueilli dans une famille de paysans du Morvan, où je suis né en 1979. Après des études agricoles, il devient ouvrier viticole, puis distillateur ambulant en Lorraine. Je me souviens des vieux alambics en cuivre et de leurs odeurs de fruits cuits, des notes fraîches de mirabelle, de coing, de poire…
Des ambiances humides et chaudes, de l’eau de la rivière qui alimentait la pipe dans laquelle le serpentin trempait. Et même d’une couleuvre jaune et noire qui nageait dans la cuve! Ces alambics étaient chauffés au bois et posés sur
des roues en métal pour pouvoir être tirés par un tracteur de village en village, de lavoir en lavoir.
Mon père a d’abord rêvé de Cognac. C’était en 1989. Une nuit, il s’est vu en druide coupant du gui dans un vieux chêne lors d’une fête celte. La scène se passait dans la région de Cognac, une ville dans laquelle il n’était jamais allé. Stagiaire dans une cave coopérative du Languedoc, il cherchait du travail à l’époque. Au réveil, ce matin-là, la famille avait un nouveau projet: Cognac. Nous y sommes arrivés par l’avenue Paul Firino Martell. Tout m’a semblé si noir… Le torula m’était inconnu et je ne comprenais pas pourquoi cette ville avait l’air si triste. Je la comparais dans mon imaginaire à ces petites cités charbonnières du Nord que décrivaient mes livres d’école. Pourtant, un grand panneau publicitaire Maresté, du nom du chaudronnier qui allait employer mon père, me laissait déjà entrevoir un monde de possibilités.
Les débuts n’ont pas été faciles.
Nous avons vécu à Cognac entre 1992 et 1998. Transformé en chambre à coucher, le salon était aussi le bureau de mon père. Le long des murs, couraient des étagères couvertes d’échantillons de cognac. Il y en avait des centaines que mon père me faisait sentir en m’expliquant leurs origines. Régulièrement, je l’accompagnais chez les viticulteurs, et nous passions du temps dans leur chai à discuter des eaux-de-vie et de la vigne. Chez nous, le téléphone sonnait à toute heure, des viticulteurs et des négociants entraient sans frapper pour déposer des échantillons ou discuter des prix de vente. La vie de famille était imprégnée de cognac.
L’idée de mettre en bouteilles du cognac, en 1999, est partie d’une obligation, celle de « vivre mieux ». Elle s’accordait également avec les convictions humanistes de mes parents, qui souhaitaient renouer avec la tradition artisanale. Après des débuts modestes, la marque « Cognac de collection Jean Grosperrin » à commencé à gagner en réputation auprès des amateurs et des cavistes. En 2003, un nom était né, et la petite entreprise de mon père se découvrait une possible vocation de maison de cognac. Mais elle était sans argent, et presque sans stock. Mon père devait déployer une énergie considérable pour vendre quelques centaines de bouteilles.
En peu d’années, vous avez transformé l’entreprise de votre père en véritable maison de cognac à la réputation mondiale. Votre secret ?
Quand mon père est tombé malade et a dû cesser ses activités, je terminais mes études. J’ai pris sa suite en 2003 le jour de mes 24 ans. J’ai alors relu l’histoire des grandes maisons de cognac: Hennessy, Martell, Delamain, Hine… Leur réussite n’est pas le fruit du hasard, et encore moins celui de business plans sur tableaux Excel. C’est un mélange de passion, de détermination, d’équilibre intérieur de leurs dirigeants et d’engagements sincères. Pour moi, ces valeurs exigeantes sont inconditionnelles et j’ai fait de mon mieux pour les cultiver au cours de ces treize dernières années. Si nos cognacs figurent aujourd’hui parmi les plus recherchés des amateurs et des collectionneurs, c’est que tout a été mis en œuvre pour qu’il en soit ainsi.
J’appartiens à une catégorie rare: les négociants-éleveurs. L’élevage est un exercice lent et patient qui monopolise une énergie et des moyens considérables, ainsi qu’un véritable savoir-faire. Le négociant-éleveur prend le risque de la création, affirmant un goût qui permet de révéler jusqu’à sa vision du monde…
En 2008, nous nous sommes installés à Saintes, car une maison de cognac n’est pas un simple comptoir de commerce. Symboliquement et concrètement, ce lieu doit être à l’image des produits qu’il propose et entièrement à leur service. Nos chais sont situés sur un ancien port fluvial, au bord de la Charente, à l’emplacement de ce qui fut autrefois la deuxième maison de cognac: Rouyer-Guillet. Pour moi, une maison de cognac est un tout, une alchimie qui contient le feu, la pierre, l’air, le bois et l’eau.
Aujourd’hui, nous possédons plus de 35 années de stock, soit trois à quatre fois plus que la moyenne des grandes maisons. Nos cognacs sont présents dans les meilleurs établissements du monde dans près de 40 pays. De nombreux étoilés Michelin et les meilleurs cavistes s’enquièrent régulièrement de nos dernières mises en bouteilles, de nos derniers élevages, Nous ne voulons pas vendre d’avantage que les 20 000 bouteilles que nous mettons chaque année sur le marché. Aussi toute notre énergie est-elle consacrée à bâtir une maison de cognac traditionnelle et authentique, dans les pas de nos illustres prédécesseurs du XVIIIe siècle, En ce sens, la maison Grosperrin est unique, et son profond anachronisme sa grande force.