Cocktail Spirits n°3- 2013
Grosperrin Cognac Deluxe
Les cognacs Grosperrin n’ont rien de comparable avec les eaux-de-vie ordinaires sur le marché. À contre-pied des usages dictés par les appellations commerciales, cette maison propose surtout des cognacs millésimés dont le cru d’origine est automatiquement spécifié pour faire valoir le caractère unique de chaque lot embouteillé. Elle détient en outre quelques raretés que les Grosperrin, père et fils, n’hésitent pas à qualifier de trésors.
PAR OLIVIER RENEAU / PHOTOS : PHILIPPE LEVY
Pour comprendre ce qui a conduit Jean Grosperrin a passé du strict métier de courtier à celui de négociant, Guilhem, son fils, nous propose de faire une étape à la demeure familiale de Richemont, village situé au cœur des Borderies. C’est là que son père a créé en 1992 la société La Gabare, évocation aux embarcations qui charriaient les fûts sur la Charente, pour distribuer sous l’étiquette «Cognac de Collection Jean Grosperrin » des lots historiques embouteillés sans coupe, sans adjonction de sucre ou de caramel.
Dans un labo d’une douzaine de mètres carrés, Jean Grosperrin nous accueille au milieu d’une multitude d’échantillons de cognacs dénichés chez des viticulteurs ou dans des familles terriennes dont la possession de ces « trésors » s’étaient échappée de leur mémoire. En toute humilité, l’homme revient sur son parcours. « J’ai démarré dans la vie active comme ouvrier agricole, puis j’ai exercé plusieurs métiers dont celui de distillateur ambulant en Lorraine. J’avais un périmètre d’action d’une demi-douzaine de villages que je sillonnais avec des petits alambics montés sur remorques. » Il décide alors de reprendre une formation en vins et spiritueux à Montpellier afin d’apporter des connaissances théoriques à la pratique. Il vend quelques alambics avant d’arriver par hasard à la fin des années 80 à Cognac. Enfin, pas totalement par hasard quand on se reporte aux chiffres de la production de cognac à l’époque: 3000 bouilleurs de cru, 300 distillateurs, 300 négociants et 5000 viticulteurs.
Jean Grosperrin s’installe alors comme courtier de campagne indépendant. N’étant pas originaire de la région, il concentre son travail surtout dans les crus considérés comme les moins nobles et les plus facilement accessibles tels que les Bons Bois, les Fins Bois ou les Bois Ordinaires. « Le terrain était déjà très occupé en Grande et Petite Champagne et il a fallu du temps pour se faire un nom. »
Cependant, ses origines paysannes lui permettent de gagner la confiance des viticulteurs. Et jour après jour, visite après visite, il découvre de véritables trésors enfouis dans les chais, loin du marché dicté par les grandes maisons qui cherchent avant tout des eaux-de-vie en adéquation avec les contingences — et les contraintes budgétaires — fixées par les appellations commerciales VS, VSOP et XO. « J’ai été très surpris de découvrir qu’on pouvait encore trouver de très vieilles eaux-de-vie de 30, 40 ou 50 ans, voire plus, qui n’avaient pas bougé depuis leur mise en fût. Et dans le même temps, choqué par le fait que ces précieux liquides intègrent des coupes sans plus de considération pour leur rareté ou leur singularité organoleptique. »
L’ébauche d’une collection
Dès que sa trésorerie le lui permit, Jean Grosperrin décide d’acheter un lot de ces cognacs rares pour le mettre lui-même en bouteille et le distribuer sous son nom. « C’est ainsi que celle idée de cognac de collection est née avec le lot n°1 de 1958 en affichant sur l’étiquette toute l’histoire de celle eau-de-vie pour assurer au client l’authenticité et la traçabilité du produit », souligne-t-il en attrapant la bouteille sur une étagère. En effet, sous la mention du millésime et de la provenance, les Grosperrin stipulent où l’eau-de-vie a été stockée ainsi que le volume du lot. Chaque bouteille est numérotée et certifiée par un organisme d’État afin d’apporter le maximum de garantie dans un contexte de production où la qualité de millésime a souvent été remise en question et donc délaissée au profit des catégories.
« Il ne faut pas oublier que c’était une tradition familiale que de garder et de transmettre des fûts de génération en génération. » Jean Grosperrin voit dans La Gabare une mission de sauvegarde d’un patrimoine, en même temps qu’une sortie de l’anonymat pour ces eaux-de-vie qui témoignent de la diversité et des styles singuliers créés par les vignerons. «Je ne veux bas faire de généralités, mais une belle eau-de-vie a forcément été élaborée par une bonne personne qui en a pris soin, d’abord durant la période de distillation mais aussi pendant l’élevage. En visitant ses chais, on voit de suite si une eau-de-vie est bien logée. Alors, je pense qu’il faut la laisser telle quelle. » C’est aussi le témoignage d’une époque totalement révolue : celle où le travail était fait à cheval et où les volumes distillés étaient réalisés dans des alambics de taille beaucoup moins importante que maintenant. D’où une palette d’arômes qu’on ne retrouve plus forcément aujourd’hui dans les cognacs « contemporains ».
Grosperrin 2.0
Direction à présent vers Saintes où son fils a décidé de s’installer, Guilhem est arrivé en 2004 dans l’histoire de La Gabare alors qu’il ne s’y était pas forcément destiné. Cet ancien étudiant en théâtre a cependant un pied dans le secteur de l’alimentation depuis de nombreuses années. D’abord au Verger Saint-Eustache où il travaillait à temps complet durant ses études, puis chez un caviste, toujours sur Paris, où il a aiguisé sa connaissance des vins et des spiritueux. « Mon père a eu des soucis de santé et la question s’est posée de savoir si j’avais envie de rejoindre l’aventure. J’ai finalement accepté mais à la condition de pouvoir prendre totalement en main La Gabare car je ne crois pas à l’idée qu’il puisse y avoir deux dirigeants dans une société. » Très vite, après une formation commerciale pour acquérir les rudiments nécessaires, Guilhem se colle à la réalité du quotidien qui n’est pas toujours aussi onirique que l’histoire de cette collection peu à peu étoffée de millésimes étonnants : Ile d’Oléron 1991, Petite Champagne 1969, Grande Champagne 1971, Grande Champagne 1980… « Souvent, nous nous sommes dit avec mon père que La Gabare portait bien son nom car notre travail est souvent une bagarre. Une vraie lutte de chaque instant. Cognac n’est pas un territoire tendre et on vous le fait comprendre dès que vous devenez un vrai challenger sur le marché. » C’est une des raisons qui a conduit Guilhem à s’installer à Saintes, distant d’une cinquantaine de kilomètres de Cognac en allant vers la mer et où désormais les cognacs Grosperrin sont les seuls sur la place puisque la dernière maison Rouger-Guillet s’est éteinte il y a une vingtaine d’années. « J’ai racheté une partie des chais Martineau qui étaient à l’abandon.
J’ai entièrement rénové ces locaux de mille cinq cent mètres carrés pour rassembler à la fois le bureau, le laboratoire, le site d’embouteillage ainsi qu’une partie du stock encore en fûts. » La Gabare détient au total plus de 500 fûts de vieux cognacs, soit l’équivalent de 100 000 litres à 50°. Une limite sécuritaire imposée par la situation en ville l’a conduit à garder les chais de Chermignac où se trouve une grande partie des vieux millésimes stockés en dame-jeanne ainsi qu’une salle de coupe. Le labo de Saintes est beaucoup plus grand que celui de son père et Guilhem ne cache pas qu’il lui sert aussi à élaborer des coupes plus importantes en volume. Pour la marque Cognac Le Roch qu’ils ont créée et qui existe à travers un VSOP et un XO, mais aussi pour d’autres maisons de cognac beaucoup plus connues sur le marché international.
Du luxe sur mesure
Guilhem a cette ambition de faire vivre La Gabare comme une vraie maison de cognac, à l’ancienne, avec cette idée d’un travail artisanal qui permettrait de faire revenir le consommateur vers une dégustation d’eaux-de-vie de vignerons plutôt que de négociants. Avec toujours ce style d’une grande fraîcheur au palais qui guide tous les approvisionnements. « En 2010, un courtier m’a proposé d’acheter 250 bouteilles du début du XIX° siècle. Leur état de conservation était impeccable et les eaux-de-vie d’une grande droiture en bouche. C’est de cette manière que j’ai fait la connaissance de madame Dupuy, héritière de la maison Mestreau, créée en 1808 à Saintes et qui s’est arrêtée en 1919. Il lui restait encore de très belles eaux-de-vie. En accord avec elle, nous avons décidé de faire revivre cette marque saintaise en mettant sur le marché une sélection de cognacs sous le nom Frédéric Mestreau, le créateur de la maison.”
Calme d’apparence mais bouillonnant à l’intérieur, Guilhem ne manque pas d’idées pour développer La Gabare comme cette 100 % Folle blanche issue du terroir de Grande Champagne. « L’étiquette à été créée par l’une de mes sœurs qui a apporté sa contribution en réalisant le dessin de cette petite femme en train de danser. » Et dernier maillon de la chaîne — pour le moment — ces trésors de La Gabare principalement composés de cognacs produits avant la Seconde Guerre mondiale. « L’étiquette et la notification sont un peu différentes car ça n’a pas été toujours facile d’être sûr à 100 % de la traçabilité, faute d’une documentation administrative complète. » Ainsi, le millésime apparaît de la façon suivante : Grande Champagne n°24 pour 1924… Là encore, il suffit de prendre son temps pour lire l’étiquette, ou encore de se reporter au site internet de La Gabare, pour connaître les secrets de cette histoire liquide.
À la question de savoir si Guilhem cache encore quelques projets à court terme : « Pourquoi pas distiller un jour nos propres eaux-de-vie ? », confie-t-il en passant devant un petit complexe industriel en friche à la sortie de Saintes qui abritait autrefois une fabrique de bougies. On découvre en même temps que Guilhem vient de se porter acquéreur car le site possède une source d’eau, élément indispensable à la distillation, qui permettrait à La Gabare de tendre une nouvelle corde à l’arc de cette maison de cognac qui n’entend pas s’arrêter de frayer avec « l’extra-normalité ».